La société ouverte

Elliot Lepers
mémoire dirigé
par Rémy Bourganel
2014

Avant propos

Le 3 octobre 2009, j’ai eu mon premier cours à l’EnsAD. «Métamorphose» nous demandait de nous emparer d’un objet et d’en imaginer sa transformation, à la manière d’Ovide. J’avais alors décidé de métamorphoser l’EnsAD. Assez innocemment, j’ai défini ce jour-là les bases de la relation que j’allais entretenir pendant cinq ans avec cette École.

Depuis, ce rapport a toujours été très conflictuel. Très attaché à la république, j’ai une attente forte de ses écoles, qui amène une déception aussi forte.

C’est dans les écoles que naissent les citoyens. C’est dans les écoles que l’on apprend à protester, à contester, à critiquer une société malade et à s’engager à la soigner.

Particulièrement dans une école d’art, où l’on apprend à créer. Comment créer sans étudier les limites de notre monde ou pire, sans savoir à quoi l’on peut y servir?

Mais les Arts Déco sont avant tout une école de forme. Ce refus de considérer politique et création ensemble m’a obligé à choisir, alternativement, lequel des deux je portais à chaque instant de ma scolarité.

Et puis il y eut une brisure. Soudainement, la confiance partagée, terreau de la relation de l’élève à l’institution scolaire avait disparue. Sans le prévoir, je me suis laissé enfermer dans les à prioris, occultant la complexité de la situation et obstruant le chemin qui m’importait le plus : celui de l’apprentissage.

J’ai donc voulu profiter de temps du mémoire pour une mise à plat. L’opportunité d’un travail sur le long terme, sans entraves, permettant une évaluation juste. C’est un travail important, en cela qu’il peut me permettre de réhabiliter ma posture d’élève, d’être évalué à ma juste valeur.

Cet écrit se veut le bilan de plusieurs années de recherche, d’expérimentations, de tentatives où j’ai questionné le rôle de l’école dans l’avis de chacun, et de la vie de tous dans la construction d’une société utile à elle-même.

Introduction

Nos sociétés sont en crises. La finitude de notre monde et de ses ressources, niée par l’homme, met en péril notre espèce. Notre modèle social, basé sur la domination, semble dépassé. Nos modèles politiques élitistes, déconnectés, sont à bout de souffle.

Mais ce qui me touche particulièrement, c’est notre incapacité à réagir. La dépolitisation générale de la société empêcherait-elle l’émergence d’une contestation ?

Au milieu du XXè siècle, les Écoles d’art étaient les foyers de l’insurrection. Comment la situation a pu changer à tel point que le politique ne pénètre plus jamais l’enseignement artistique ?

Dans ce mémoire, je propose de voir en quoi la société numérique et la nouvelle éthique qu’elle développe peuvent être les vecteurs à la fois d’une contestation et d’une repolitisation et apporter l’opportunité de formuler des solutions aux maux de nos sociétés.

Je questionne aussi la perméabilité de l’École à ce phénomène. Pourquoi les enseignants, voire même les étudiants, sont-ils si réticents à traiter la matière numérique dans sa complexité ? S’agit-il d’une ignorance ou bien d’un refus conscient?

À l’Origine

Redéfinition de l’autorité

« Aujourd’hui, nous recevons trois éducations différentes ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières, chose que les anciens ne connaissaient pas. »
— Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748

Auteur et autorité

Une école d’art a pour mission de former des créateurs. Cela implique de maîtriser les techniques propres à la fabrication, de poursuivre une réflexion théorique mais également de développer son statut d’auteur. C’est-à-dire sa personnalité artistique, ce qui fait son individualité.

Étymologiquement, l’auteur, de auctor en latin, est celui qui initie ; un geste, une idée, une parole. Il est intéressant de noter que la même racine a donné autorité. Et, de fait, les deux notions sont étroitement liées. Combien de fois, durant notre cursus, l’on nous enseigne à faire respecter nos principes et faire prévaloir notre voix dans la relation avec le commanditaire ? Sur un coin de table, entre deux cours, des enseignants tiennent salon pour raconter comment ils ont réussi en telle année avec tel projet à imposer leurs vues. Systématiquement, le commanditaire, comme le public, nous sont présentés comme une contrainte dont on doit se démarquer au risque de voir notre création nivelée par le bas.

L’autorité de l’auteur, c’est ce qui fait sa force, ce qui le démarque. Ce qui l’empêche de tomber dans le commercial, dans la facilité. Ce qui lui confère donc sa singularité et son pouvoir. Le pouvoir de refuser de se voir imposer une couleur ou un logo. Ou même de renoncer à être lisible. On pourrait comparer cela au sentiment de défi que l’on rencontre parfois en visitant un musée d’art contemporain : la provocation, parfois artificielle, à laquelle on peut être confronté, comme pour justifier la posture de l’artiste.

Un bon exemple serait l’incompréhension produite par l’identité visuelle de l’EnsAD dessinée par le duo de graphistes M/M en 2005. Libération en disait alors :

Les yeux rétifs, on peine d’abord à déchiffrer les mots brouillés de la nouvelle identité visuelle de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) […]. Il ne s’agit pas d’un accident, les auteurs de ces signes sont les M/M (Paris), les graphistes Michaël Amzalag (37 ans) et Mathias Augustyniak (38 ans), deux Français qui revendiquetnt, non sans dédain pour la lisibilité, «cette boîte de Meccano, modulaire, ce jeu subjectif dans un système hérité du Bauhaus». […]
Anciens étudiants des Arts-Déco, ils avaient sans doute envie de se remesurer à leur ancienne école, «un cerbère dogmatique». Où il était «pénible d’avoir à choisir son camp entre le graphisme 70 et engagé du groupe Grapus et l’école fonctionnaliste suisse». Ça n’a pas raté, 98 personnes (salariés et étudiants) de l’Ensad, à l’appel de la CGT, ont signé une pétition refusant d’utiliser leur caractère grimoire. Finalement, le directeur de l’école, Patrick Renaud, expliquera dans une lettre aux deux graphistes que le confort visuel passe avant «les partis pris esthétiques», et qu’«Erosion» sera abandonnée pour la communication interne rue d’Ulm. «Pour une école d’art, on croyait qu’on pouvait se permettre un projet utopique, s’énervent les deux compères. Nous ne sommes pas uniquement là pour rendre un service au plus grand nombre. Cela nie l’être humain. Dans notre démarche, une personne s’adresse à une personne, pour développer un langage particulier à chacun. Un signe transmet autre chose que de la fonctionnalité, il joue sur des ressorts psychologiques, poétiques 1 1 Anne-Maris Fèvre,
Libération,
next.liberation.fr/next/2005/06/03/signe-mm_522172
2005

Site internet de l’EnsAD en 2008, basé sur l’identité conçue par M/M

Ancienne identité de l'Ensad

L’auteur peut-il exister sans démonstration de force ? On distingue bien alors l’idée très répandue que le créateur doit être en confrontation avec la société pour produire un travail intéressant. À lui d’élever le débat et de dire ce qui est bon, ce qui est beau, ce qui est juste. «En graphisme, il faut avoir la couille», résume un enseignant de l’EnsAD.

Le droit d’auteur, cher au droit français, contribue à cette autorité, en garantissant au créateur la possession inaliénable de sa production, le droit moral. Pourtant le développement des licences libres marque aussi une concession de plus sur l’emprise de l’auteur. Adopter une licence libre pour une oeuvre dont on est l’auteur peut avoir différentes implications.

Les licences libres sont constituées de paliers, précisés par l’auteur, qui définissent le droit de modifier l’oeuvre, de l’utiliser dans un but commercial, le devoir de citer l’auteur en cas d’utilisation, etc. On peut légitimement se demander ce qui motive des créateurs à publier librement et gratuitement leur production, invitant quiconque à l’altérer, et plaçant le spectateur dans la même position que l’auteur par rapport à l’oeuvre.

Enfin, la reproductibilité infinie permise par l’informatique pose la question de la valeur d’une oeuvre, quand sa fabrication n’est le fruit que d’un calcul réalisé par un ordinateur. Combien coûte un octet ?

Professeur et autorité

La particularité des écoles de création, c’est que leurs professeurs sont également créateurs. L’élève se trouve donc confronté à une double autorité puisque la relation élève-professeur y est aussi une rencontre entre deux auteurs.

Le professeur a toujours été celui qui détenait le savoir, qui permettait l’élévation. Qui émancipait l’élève. Dans Le maître ignorant Rancière décrit la découverte de Joseph Jacotot en 1818 :

Jusque-là, il avait cru ce que croient tous les professeurs consciencieux : que la grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses élèves pour les élever par degrés vers sa propre science 2 2 Jacques Rancière,
Le maître ignorant,
Éditions 10-18,
2012
.

Dans sa conviction d’égalité intellectuelle entre les hommes, Jacques Rancière démontre que nul n’a besoin d’être savant pour enseigner. Il s’appuie donc sur l’exemple de Jacotot qui, à l’aide d’une édition bilingue de Télémaque, apprit le français à une classe de hollandais dont il ne connaissait absolument pas la langue. Jacotot a enseigné ce qu’il ignorait, en veillant simplement à ce que ses élèves s’exercent convenablement. Selon lui,

ainsi s’étaient […] séparés, libérées l’une par rapport à l’autre, les deux facultés en jeu dans l’acte d’apprendre : l’intelligence et la volontés 3 3 ibid .

Il est intéressant d’observer comment les frontières de l’intelligence ont évolué. Spatialement d’abord ; l’émergence de la société de l’information a transformé les lieux du savoir. Essentiellement en décentralisant la connaissance, qui est désormais accessible de partout, à tout moment. Le philosophe Michel Serres estime qu’il s’agit de l’éclatement de la page comme format étalon qui a codifié notre société en rectangles isolés.

C’est aussi une évolution cognitive, avec une redéfinition des capacités de l’attention, constamment sollicitée, de la mémoire, digitalement étendue, et de la connaissance, virtuellement infinie.

Cadastre rural, plans des villes, ou d’urbanisme, bleu des architectes, projets de construction, dessins des salles publiques et des chambres intimes… miment, par leurs quadrillages doux et paginés, le pagus de nos ancêtres, carrés ensemencés de luzerne ou lopins de terre labourés, sur la dureté desquels le paysan laissait la trace du sol ; le sillon, déjà, écrivait sa ligne sur cet espace découpé. Voilà l’unité spatiale de perception, d’action, de pensée, de projet, voilà le multimillénaire format, presque aussi prégnant à nous autres hommes, au moins les Occidentaux, qu’aux abeilles l’hexagone 4 4 Michel Serres,
Petite Poucette
Éditions du Pommier,
coll. Manifestes,
2012
.

Nouvelles permissions de l’expression

Depuis le début des années 90, le développement de l’ordinateur personnel et, avec lui, de l’imprimante personnelle, a créé une rupture sans précédent. Chacun a désormais la possibilité de créer une forme visuelle avec les codes de la production professionnelle. C’est la question que pose Yoann Bertranby dans son ouvrage Tout le monde est graphiste 5 5 Yoann Bertranby,
Tout le monde est graphiste,
mémoire de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg
2008
:

Vous n’avez pas manqué de remarquer la multiplication des productions imprimées autour de nous qui relèvent de la «production maison». Je parle de […] tous ces documents infographiés qui nous arrivent dans les mains sans être passés par celles d’un graphiste professionnel. Cette matière débordante, à la fois protéiforme et normalisée, m’interroge sur le métier que j’envisage de faire : graphiste. Car, si cette création graphique « sauvage » remplissait sa fonction, puisque sa forme en est imbibée – tout à fait inconsciemment ; à quoi la professionnalisation du graphisme servirait-elle ? À quoi les graphistes professionnels servent-ils ? Et à quoi vais-je servir, moi ?

Jusque là, pour n’imprimer même qu’une carte de visite, il fallait se rendre chez un imprimeur qui, lui, avait reçu une formation typographique nécessaire à la composition de la page en caractères de plomb. L’ordinateur personnel entraîne une dérégulation de la production graphique, qui n’est dès lors plus contrôlée par une autorité garante de la qualité. Les conséquences sont lourdes. Selon The Economist, 15 000 milliards de feuilles sont imprimées chaque année. On peut présumer que l’immense majorité est composée avec les réglages par défaut de Microsoft Word, c’est-à-dire en Arial ou en Times, en corps douze, avec deux centimètres de marge et 90 caractères par lignes. Cette masse indiscutable génère un paysage visuel par défaut de piètre qualité, qui a grandement contribué à appauvrir les signes de notre environnement, jusqu’à en établir une nouvelle norme, face à laquelle le public peine à distinguer le bon du mauvais.

Capture d’écran de la recherche Google du terme «imprimante»

Recherche Google

Mais après la page, un nouveau domaine de la production industrielle s’apprête à être dérégulé : l’objet. L’imprimante 3D permet de produire n’importe quelle forme en volume, pour un coût très réduit 6 6 Actuellement, les modèles les moins chers sont vendus un peu plus de 200€ . On pourrait prédire les mêmes dégâts que l’imprimante 2D. Pourtant, le contexte est bien différent. En effet, la plupart des imprimantes 3D en service sont mises à disposition dans des espaces collectifs, souvent des Fablabs. Leur usage n’est donc pas individuel, mais toujours inscrit dans une démarche d’intelligence collective. Également, le principe de mise à disposition des sources de sa production, largement pratiqué, permet l’échange, l’itération, en vue de l’amélioration du produit fini.

Cette transition vers la décentralisation de la fabrication semble bien mieux accompagnée et plus bénéfique avec l’imprimante 3D. Et pour cause, elle est partie intégrante de la culture issue de la transformation numérique de la société.

Nous avons donc un cas dans lequel l’utilisation individuelle d’une unité de production s’est accompagnée d’une dérégulation chaotique et dans l’autre l’émergence d’un nouveau possible de dérégulation, différent par nature, et profitable à la communauté.

Cette ouverture souhaitée est aussi une condition de réussite, car pour construire des objets techniques complexes, il ne suffit pas d’avoir de la volonté, il faut aussi un partage de connaissance et de connaissance le plus large de manière à pouvoir aborder tous les aspects de la fabrication. Il y règne donc une forme d’interdisciplinarité revendiquée qui utilise toutes les technologies numériques innovantes pour se mettre en œuvre. Le réseau internet est donc central malgré le regroupement dans des lieux : il assure une communication permanente, l’accès à des informations utiles, voire leur production et leur diffusion au sein d’un réseau évolutif valorisant les trouvailles de tel ou tel groupe et la soumettant au regard des autres qui pourront la valider, la réutiliser à l’identique ou adaptée 7 7 Collectif,
Fablab, hackerspace, les lieux de fabrication numérique collaboratif,
rédigé lors du Libérathon de Rennes,
2013
.

Ces espaces ouverts, appelés Fablabs, Hackerspaces, Techshops, Biohackerspace, se démarquent par l’importance des règles dans leur organisation. Ainsi, une liste très précise de matériel régit l’appellation Fablab. De même, les Biohackerspaces, laboratoires ouverts de biologie, notamment dans les sciences du vivant, se rassemblent derrière un code d’éthique 8 8 diybio.org  :

Transparence
Mettre l’accent sur la transparence et le partage des idées, des connaissances, des données et des résultats.
Sécurité
Adopter des pratiques sures.
Open Acces
Promouvoir les sciences citoyennes et un accès décentralisé aux biotechnologies.
Éducation
Aider à former le public sur les biotechnologies, ses bénéfices et ses conséquences.
Modestie
Savoir que l’on ne sait pas tout.
Communauté
Écouter attentivement toute inquiétude et question et répondre honnêtement.
Fins pacifiques
Les biotechnologies ne doivent être utilisées qu’à des fins pacifiques.
Respect
Respecter les humains et tout système vivant.
Responsabilité
Reconnaître la complexité et les dynamiques des systèmes vivants et notre responsabilité envers eux.
Responsabilisation
Rester responsable de ses actions et de faire respecter ce code.

Voilà une des particularités de la société numérique. La dérégulation de l’ordre établi au profit de règles horizontalisées de partage et d’ouverture. Chaque point du réseau bénéficie de la puissance de l’ensemble du réseau et y contribue à valeur égale. Un exemple célèbre de cette structure reste Wikipédia, où les contributions sont libres et auto-régulées, où les lacunes sont clairement identifiées et les divergences d’opinion archivées, discutées, et sont partie intégrante du processus de création.

Nouveaux champs de la démocratie

À l’été 2010, Julian Assange a publié les premiers Warlogs, ces mémos de la diplomatie américaine, révélant des informations sensibles sur les guerres au Moyen-Orient. Le lien est évident, deux ans plus tard, avec ce qu’on a appelé les Printemps Arabes. En libérant des données diplomatiques confidentielles, Wikileaks a officialisé et factualisé l’oppression des dictatures, légitimant et surtout synchronisant la contestation. Les informations ainsi publiées émanant d’institutions officielles, leur contenu, à charge contre les dirigeants, fait figure d’autorité.

Au coeur de la réflexion sur l’opendata, incitant les institutions à publier leurs données, ce renversement d’un monde dominé par le secret pose les bases d’un nouvel idéal de démocratie, où règnerait la transparence. Là encore, la publication du secret ôte à celui qui le garde tout pouvoir d’autorité, en cela qu’il l’empêche de décider de sa rétention ou non. Pour le sociologue Dominique Cardon, c’est symptomatique d’internet, qui

aiguillonne toutes les expériences visant à dépasser la coupure entre représentants et représentés: délibération élargie, auto-organisation, mise en place de collectifs transnationaux, socialisation du savoir, essor de compétences critiques, etc 9 9 Dominique Cardon,
La Démocratie Internet,
Seuil,
coll. La république des idées,
2010
.

Un mouvement similaire a eu lieu dans les médias, donnant des moyens d’expression de masse à n’importe quel utilisateur du réseau. Dans de nombreux pays, notamment d’Afrique, où il n’existe pas de presse indépendante, le développement des blogs est très régulièrement le seul canal d’information libre et exhaustif.

Le numérique a ceci de subversif qu’il permet une redéfinition du rôle et de la place de l’institution dans la société, et plus généralement qu’il questionne toutes les figures d’autorité.

Mais si l’institution a tant de peine à continuer d’exister dans sa forme antique, si son pouvoir est autant contesté, c’est aussi dans une perspective de décentralisation. En 2011, les activistes du mouvement Occupy clamaient

we are the 99,

en opposition au 1% théorique qui détient la majorité du pouvoir, de la parole et des capitaux. Ils montraient alors comment les sociétés ont centralisé la démocratie, réservant son exercice à une élite d’experts. Au contraire, internet remet la participation au centre du débat démocratique. Le sociologue Patrice Flichy appelle cela La société des amateurs, où

l’on considère que chaque individu possède une ou des parcelles de compétence, et que ces éléments peuvent être associés à travers des dispositifs coopératifs. […] L’amateur fait descendre l’expert-spécialiste de son piédestal, refuse qu’il monopolise les débats publics, utilise son talent ou sa compétence comme un instrument de pouvoir. En définitive, il contribue à démocratiser certaines pratiques (artistiques, scientifiques ou politiques), comme le discours critique qui les accompagne 10 10 Patrice Flichy,
Le Sacre de l'amateur,
Seuil,
coll. La république des idées,
2010
.

Le déploiement de la société numérique permet de redistribuer cette autorité et parvenir à une société du partage. Chaque individu se retrouve investi d’un potentiel d’action, d’une part grâce aux outils au coût marginal voire nul, et à l’accessibilité de la production, d’autre part à travers la modification structurelle de la société et de la place que chacun de ses acteurs individuels peut y prendre. De citoyen client d’un système étatique, à citoyen émancipé, actif et créateur de connaissance, c’est cela que l’on appelle l’empowerment.

Rassemblement du mouvement Occupy

We are the 99

Comme un souvenir de bauhaus

Depuis 1913, nous ressentions tous un besoin d’abstraction et de simplification. Le caractère mathématique s’imposa de toute évidence face à l’impressionnisme, que nous rejetions ; tout ce qui n’allait pas au bout de nos principes était qualifié de « baroque ». Nous étions tous d’accord sur un point : nous déclarions la guerre au style baroque sous ses formes les plus diverses.
— Theo van Doesburg
(fondateur du mouvement De Stijl)

Avants gardes

J’ai souvent entendu l’école du Bauhaus citée en exemple. Les principes de Weimar ont durablement redéfini l’objet initial des Arts Déco. Fondée par Louis XV en 1767, l’École a subi de multiples transformations pour s’adapter aux évolutions majeures de la société, depuis la Révolution Française jusqu’au Processus de Bologne 11 11 Processus d’harmonisation des systèmes d’enseignement supérieur européens mettant en place notamment la répartition du cursus en 3+2+3 : Licence-Master-Doctorat .

À l’origine destinée à former les artisans pour améliorer la qualité de leur production, d’où la notion de décoratif, en sus de la fonction, comme un supplément d’âme capable d’augmenter la valeur d’un objet, la mission s’est notamment affinée au début du XXè siècle sous l’influence du Bauhaus. Effet de la révolution industrielle, la mécanisation outrancière des chaînes de production est critiquée pour son incapacité à générer l’innovation mais aussi pour la distance qu’elle impose peu à peu avec la société. On peine à retrouver, dans les formes sorties des machines, l’humanité propre à l’ouvrage d’un artisan.

Walter Gropius prône alors une réappropriation de la machine pour développer une esthétique propre à la production industrielle. Il va être l’initiateur de ce rapprochement entre l’artisan et l’artiste. La position du Bauhaus, à partir de 1919, va se démarquer par sa radicalité, et notamment son opposition aux figures de l’ornement, jusqu’à définir une grammaire visuelle élémentaire basée sur les forces géométriques et les couleurs primaires, au motif que

l’ornement fut jadis la tâche la plus élevée des arts plastiques. Parties constitutives inséparables de l’art de la construction, ils se complaisent aujourd’hui dans une autonomie dont seuls peuvent les sortir, de manière consciente, collective et concertée, des représentants de tous les corps de métiers 12 12 Walter Gropius,
Manifeste du Bauhaus,
rédigé lors du Libérathon de Rennes,
2013
.

La vigueur mise par tout le corps enseignant à se distinguer des formes du passé montre bien le caractère avant-gardiste du Bauhaus. L’écrivain Marc Dachy, spécialiste de DADA, inscrit l’avant-garde dans

un combat mené par des hommes isolés et sans appuis, dans un contexte où il peut paraître impossible et inutile. Ce combat doit être essentiel en regard de ses objectifs, et transformer radicalement et durablement une discipline. Il faut enfin, comme l’a énoncé Asger Jorn en 1956, que « la position gagnée par cette avant-garde soit plus tard confirmée par une telle évolution générale 13 13 Une première version de ce texte a paru dans la revue Critique dirigée par Jean Piel aux éditions de Minuit en janvier 1981 (n°404) ».

C’est dans ce contexte qu’est né le fonctionnalisme, courant social qui prend particulièrement corps dans les domaines de la création. C’est le fameux

form follows function

de l’architecte Louis Sullivan, appuyé par l’idée que la forme doit naître de la fonction, et non l’inverse. Il s’oppose à l’esthétisme et à l’ornementalisme des siècles précédents pour devenir le fondement d’un état d’esprit précurseur, repris notamment par Le Corbusier et ses travaux anthropomorphiques.

En 1962, le designer Roger Tallon se voit confier la création de la section esthétique industrielle aux Arts Déco, après avoir créé le premier cours de design de France à l’Ecole des arts appliqués de Paris en 1957. Le père du TGV, acteur essentiel de la transition industrielle des années 60 en France a pour mission de faire pénétrer dans l’institution d’arts appliqués un design qui ne dit pas encore son nom. Le fonctionnalisme modéré qu’il défendra, cherchant des

formes qui collent aux éléments techniques

n’est pourtant aujourd’hui plus d’actualité à l’EnsAD.

Il est clair que les principes édictés par le Bauhaus s’inscrivent en confrontation franche avec les traditions et entendent définir un nouvel âge de la création, à travers le développement de la production industrielle. C’est donc un temps très politique marqué par une opposition entre conservateurs, garants de la forme classique académique, et radicaux, acteurs d’une révolution culturelle indispensable.

Le passage de Hannes Meyer à la direction de l’institution marqua cette volonté de politisation :

La politique et l’art ne font qu’un.
L’art n’a rien à voir avec l’esthétique.

Je me suis souvent interrogé sur la contradiction apparente entre le discours du Bauhaus et la notion de décoratif, pourtant incontournable dans une école d’arts décoratifs. Le décor renvoie en effet à une posture bourgeoise, en décalage avec la revendication d’authenticité et d’émancipation du Bauhaus.

Le bâtiment historique de l’École du Bauhaus à Dessau

Bâtiment du Bauhaus

En 2011, après plusieurs mois de mobilisation des étudiants où nous demandions notamment à être plus considérés dans les procédures de gouvernance ayant trait à l’évolution de la pédagogie, nous avions concrétisé notre propos en réquisitionnant l’amphithéâtre Bachelier 14 14 Une des deux principales salles de l’Ensad, située dans le hall d’entrée. Jean-Jacques Bachelier est le fondateur de l’École. et en y organisant un workshop transdisciplinaire, inter-années, autogéré, pendant deux semaines. Près de 150 élèves s’étaient soustraits à leurs cours pour prendre part à cette expérimentation. Huit groupes s’étaient organisés autour de projets, finalement présentés au public au cours d’une journée portes-ouvertes. Plusieurs intervenants avaient également été sollicités pour proposer aux participants une approche théorique de l’insurrection à travers l’histoire. L’un deux, le journaliste Jean-Marc Adolphe 15 15 Rédacteur en chef de la revue Mouvement , avait alors préconisé de changer le nom de l’école pour l’appeler École nationale supérieur des Arts Démocratiques. Derrière cela, la volonté de recentrer l’activité de l’EnsAD autour d’une conscience sociale forte et d’une relation active avec les enjeux des évolutions de la société. Ce workshop aura montré à chacun que l’apprentissage à l’école doit être joyeux. Et également que, peut-être plus encore que la transdisciplinarité, l’échange intergénérationnel est un précieux vecteur de création. Pendant ces quelques jours, l’École toute entière a vibré d’une conscience collective des enjeux et de la responsabilité inhérente à notre rôle de créateur.

Arrières pensées

Ce workshop était d’autant plus intéressant que le politique pénètre rarement dans l’École. J’avais donc été intrigué par l’ambition de Ruedi Baur à l’été 2013, tout juste nommé coordinateur du secteur Design Graphique / Multimédia, d’orienter la réflexion théorique du secteur autour de questions de sociétés, violemment rappelés aux citoyens que nous sommes par la crise financière de 2007, et de proposer de penser le

design en temps de crise.

Le projet était d’autant plus intéressant qu’il actait le principe de multiples crises imbriquées, révélées par la manifestation de la seule qui concerne réellement les détenteurs de l’autorité : celle du capital. Ce point de vue était d’abord celui défendu par les militants de l’écologie politique, défenseurs de l’umwelt dans sa complexité économique et sociale. Ruedi Baur décrit une

société épuisée à la fois par l’idéologie du marketing et la gestion rationaliste de l’environnement. Dont la population se réfugie dans les musées, les théâtres, les salles de concert et autres évènements pour rechercher des émotions qu’elle ne retrouve plus dans son quotidien consumériste. Une société profondément désorientée à la recherche de raison d’être et de plaisir collectif. Une société qui peut être recherche dans le design ce plus irrationnel qui résulte de cet intensive confrontation d’un créateur à un sujet. Une exigence qui dépasse justement les critères économiques, fonctionnels, sécuritaires, qui évacue les gags et les effets superficiels pour ce placer au niveau culturel et humaniste. Dans ce champs qui relève de la durabilité et de la justesse contextuelle 16 16 Ruedi Baur,
Design en temps de crise,
Projet de réforme de la 4è année en Design Graphique/ Multimédia,
2013
.

Je ne suis pourtant pas certain que le problème était bien posé. Notre société se réfugie-t-elle vraiment dans les musées ? Si nous acceptons le postulat que notre société est en crise, financière (faillite des banques, piège des subprimes, accroissement des inégalités salariales), environnementale (épuisement des énergies fossiles, dérèglement climatique, disparition de la biodiversité), politique (abstention record, montée du fascisme en europe, perte de confiance dans les politiques), identitaire (débat sur la laïcité, fanatismes religieux, communautarismes), nous sommes confrontés à un effondrement des valeurs qui faisaient le confort et la sécurité de notre environnement. On retrouve des motifs similaires dans l’histoire du XXè siècle.

Semblables à la structure des révolutions scientifiques telle que décrites par Thomas Kuhn, les changements de paradigmes sociétaux résultent des échecs des siècles passés.

Une nouvelle théorie, quelque particulier que soit son champ d’application, est rarement ou n’est jamais un simple accroissement de ce que l’on connaissait déjà. Son assimilation exige la reconstruction de la théorie antérieure et la réévaluation de faits antérieurs, processus intrinsèquement révolutionnaire qui est rarement réalisé par un seul homme et jamais du jour au lendemain 7 7 Thomas Kuhn,
La structure des révolutions scientifiques,
trad. Laure Meyer,
Flammarion,
coll. Champs Sciences,
2008
.

L’émergence de nouveaux repères crée une nouvelle référence pour les créateurs et surtout pour ceux qui s’efforcent de répondre aux besoins d’une société contemporaine, comme les designers. C’est pourquoi savoir déchiffrer, analyser et critiquer ces nouveaux repères doit être au coeur du travail et de la formation du créateur.

A l’image de Gérard Paris Clavel, qui m’expliquait lors de notre rencontre :

Je propose toujours une étude, pour pouvoir reformuler, afronter et jamais illustrer, c’est très bourdieusien la reformulation. Mais ca permet des propositions de restitution. Quand on me demande une affiche, ma première question c’est pourquoi vous voulez une affiche ?

Logiquement, la polycrise que nous traversons actuellement devrait donc faire émerger une nouvelle alternative idéologique, et je vais essayer d’en proposer une formulation.

D’abord, de la même manière que nous avons pu définir le Bauhaus, on reconnaîtra le nouveau paradigme aux boucliers qu’il fera lever. Il n’est pas de glissement sociétal qui ne réveille les conservatismes. Et de la même manière que les préceptes du Bauhaus ont pu être violemment contestés par les tenants de l’académisme, la transformation qui vient doit avoir ses contradicteurs.

École de design d’école de design

Matérialité de l’école

En tant que designer, livré à un exercice de théorisation, je m’intéresse à la nature des éléments que je manipule. Je me contentais d’abord, pour qualifier l’école, de la notion d’espace, en négligeant au passage la dimension symbolique évidente. Mais essayons d’aller plus loin.

L’école est un espace. C’est un lieu, avec une adresse. Elle a une forme en volume dans laquelle on peut pénétrer. Elle abrite une activité.

L’école est un symbole. C’est un attribut social qui détermine son rang dans la société. C’est aussi une confrontation obligatoire à l’autorité.

L’école est un matériau. Elle est une composante essentielle des travaux produits en son sein. Elle détermine une part importante de ces travaux. Elle est utilisée, détournée, manipulée, tordue, pour mener à bien un ouvrage.

L’école est un motif. Plusieurs fois par an, auprès de plusieurs dizaines d’étudiants, elle dicte les mêmes fondamentaux. Elle se répète inlassablement dans l’histoire d’individus.

L’école est une forme. Elle est visuellement identifiée. Elle est un artefact de l’éducation, une manifestation tangible du phénomène éducatif.

L’école est un sujet. On entretient une relation individuelle avec elle. On est amené à en parler régulièrement. Elle est un élément d’inspiration.

L’école est un support. Elle soutient les oeuvres. Elle est abîmée, marquée par ses usagers.

À l’EnsAD, l’absence d’espace de travail personnel avant la cinquième année, obligeant à un nomadisme de fait, empêche une réelle installation des étudiants dans l’école. Chaque jour, on doit laisser la place propre derrière soi pour qu’elle puisse être utilisée par d’autres. Chaque année, on change de salle. Les temps de travail sont donc en permanence fragmentés, nécessitant une réinstallation quotidienne, et il n’y a pas d’histoire, de marquage de son passage, d’accumulation, tout est effacé, à la manière des serveurs temporaires qui, chaque soir, à minuit, sont vidés de leur contenu.

Le workshop de 2011 avait permis une réappropriation de l’espace commun, en décrétant des zones dévolus aux différents projets, et en instaurant des espaces pérennes d’affichage et de communication. Chaque jour, quelques notes ou croquis étaient reproduits sur de simples A4 de couleur puis collés au mur dans une mosaïque évolutive, retraçant le cheminement de notre tentative collective. Une sorte de perchoir avait aussi été construit dans la cour et archivait l’ensemble des documents produits depuis plusieurs mois. Enfin, toute une cage d’escaliers avait été recouverte de plastique jaune et des feutres mis à disposition pour offrir un espace d’expression libre.

La salle réquisitionnée par les élèves pour le workshop de mars 2011
OWNI CC-by-nc-sa

Presque instantanément, le climat de l’école s’en était trouvé modifié. Un bouillonnement créatif et enthousiaste avait gagné les couloirs, d’habitude désertés.

Cette méthode fait bien sur directement écho aux principes des pédagogies nouvelles. Naturellement, sans en avoir conscience, nous avions reproduits ce que les militants de l’éducation nouvelle avaient expérimentés près de cent ans plus tôt.

Comment ne pas faire de lien avec les techniques du texte libre, de l’imprimerie et du journal scolaire de Célestin Freynet, ou encore avec le matériel pédagogique de Maria Montessori ? Néanmoins, les pédagogies nouvelles sont la plupart du temps orientées vers des classes de maternelle ou du primaire, où la question du politique est donc forcément moins prégnante.

L’expérience de John Rice mérite en ce sens notre attention. Largement inspiré des travaux de son compatriote américain John Dewey, Rice fonde le Black Mountain College en 1933 avec

l’idée que la démocratie commence avec l’éducation, qu’elle doit y être explicitement mise en oeuvre et la conviction que pour neutraliser les paralysies ou les mutilations dont l’éducation est généralement responsable, les arts doivent être mis au centre de l’enseignement 18 18 Jean-Pierre Cometti et Éric Giraud
(sous la direction de),
Black Mountain College
Presses Universitaires de Rennes,
coll. Arts contemporains,
2014
.

Il met en pratique sa conviction que la pédagogie doit être au service de la formation de citoyens à même de répondre aux enjeux de la société contemporaine. Ce qui me semble particulièrement pertinent, c’est le pont fait entre la formation artistique et la construction démocratique.

Vous avez dit design ?

Je finis par me dire que, finalement, l’EnsAD n’est peut-être tout simplement pas une école de design. Le décret fondateur de l’École, daté du 30 octobre 1998, indique que sa mission est

la formation artistique, scientifique et technique de créateurs aptes à concevoir et développer toute réalisation dans les diverses disciplines des arts décoratifs 19 19 Texte complet sur Légifrance,
bit.ly/1jNbphj
.

Sur le site internet de l’École 20 20 ensad.fr/lecole/statut , le terme créateurs a été remplacé par artistes et designers, mais on peut légitimement douter de la légalité de cette modification.

Rémy Bourganel m’oriente alors vers le texte fondateur de l’École nationale supérieure de Création Industrielle, rédigé par Jean-Louis Monzat de Saint Julien, son premier directeur. Au-delà de l’éclatante modernité du texte, je suis particulièrement intéressé par l’ambition pédagogique et la force du projet. Monzat de Saint Julien explique vouloir

faire en sorte que l’essentiel de l’action éducative soit inscrit dans la recherche créative de l’étudiant… et non pas dans le discours de l’enseignant. Cela implique une très grande disponibilité des structures afin que chacun puisse y inscrire son propre cheminement2121 Jean-Louis Monzat de Saint Julien,
L’école nationale supérieure de création industrielle,
1983
.

C’est sur cette idée qu’a été déployée une pédagogie par projet. À la manière des pédagogies nouvelles du début du siècle, les savoirs sont transmis par l’expérience. Même si cette approche est aujourd’hui plébiscitée dans la majorité des écoles d’art et de design, deux mises en oeuvre s’opposent

selon que les moyens précèdent le projet, ou que ce soit l’inverse. L’approche de l’EnsCI peut, dans cette perspective, être assimilée à une approche prédictive qui met l’accent sur le but précis (projet de l’étudiant) et lui subordonne les moyens d’ arriver (enseignants, techniques, outils, matériaux...). Au contraire, celle de l’EnsAD renvoie à une approche effectuale : l’école donne l’accès à une palette de moyens pour développer les savoir-faire et le potentiel artistique des étudiants (notamment à travers les enseignements transversaux), à partir desquels ils pourront initier des projets 22 22 Thomas Paris et David Masse,
L’impact du numérique sur la formation à la création,
Synthèse du Séminaire Formation à la création et numérique en Ile de France,
2012
.

Quoi qu’il en soit, ce texte fondateur met en évidence le manque criant de théorisation de l’enseignement artistique actuel, dans un contexte certes instable mais résolument inspirant, et dont les enjeux en sont d’autant plus stimulants pour des créateurs.

Libéré de l’artefact

On peut dès lors s’interroger sur ce que recouvre la pratique du design. En France, perdure une figure romantique du designer. Auprès du grand public, d’abord, où il est systématiquement confondu avec un dessinateur de chaises, parfois de lampes. Auprès des professionnels de la création, ensuite, où il est généralement complété d’un domaine de compétence : design graphique, design d’objet, design vêtement, design textile et matière…

Un enseignant des Arts Déco me confiait il y a quelques temps :

Ici, quand on veut réformer un secteur, on ajoute design devant le nom.

Au-delà de ce trait d’humour, il faut entendre l’incapacité française à aborder le design en tant que concept global, mais plutôt comme une tendance. Souvent considéré simplement comme un style à priori moderne, parfois comme la prise en compte des impératifs industriels dans un processus de conception, cette approche nie l’essence même du design. Né de l’évolution du rapprochement des arts et de l’artisanat (crafts), dans le sillage des mouvements Art & crafts en Angleterre puis De Stijl aux Pays-Bas, le design se définit à l’origine par une ambition de faire pénétrer l’art dans toutes les choses de la vie quotidienne. C’est-à-dire d’extraire le pouvoir d’abstraction et d’imaginaire de l’art et de l’intégrer à un processus de production industrielle.

Le bon design est innovant.
Le bon design fait qu’un produit est utile.
Le bon design est esthétique.
Le bon design fait qu’un produit est compréhensible.
Le bon design est discret.
Le bon design est honnête.
Le bon design est durable.
Le bon design est précis jusque dans les moindres détails.
Le bon design est respectueux de l’environnement.
Le bon design, c’est aussi peu de design que possible.
— Dieter Rams

Après guerre, la définition s’affine, d’abord portée par le Streamline, qui confère aux véhicules des formes aérodynamiques –form follows function– ensuite appliquées à tous les objets de la vie quotidienne.

On estime aujourd’hui que le design est surtout l’art de bien questionner un problème constaté, et de lui apporter des réponses innovantes, vecteurs d’amélioration. Par ailleurs, le design rejette les effets, le superflu, et se concentre sur l’essentiel. Le design est une intelligence de conception qui sous-tend toute la démarche de production. L’Alliance Française des Designers en livre cette définition :

Le design est un processus intellectuel créatif, pluridisciplinaire et humaniste, dont le but est de traiter et d’apporter des solutions aux problématiques de tous les jours, petites et grandes, liées aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux.
Potentiellement présent partout, en adéquation avec les modes de vie, les valeurs et les besoins des êtres humains, utilisateurs ou publics, le design contribue à la création d’espaces, à la communication de messages visuels et sonores, d’interfaces, à la production de produits et de services, afin de leur donner un sens, une émotion et une identité, d’en améliorer l’accessibilité ou l’expérience 23 23 www.alliance-francaise-des-designers.org/definition-du-design.html .

Cette rationalité m’a amené à souvent comparer le design à l’écologie politique. Ces deux concepts sont conduits par un objectif commun : l’harmonie entre le nécessaire et le possible.

L’écologie politique est un modèle de société théorisé au début des années 1970 avec la remise en question des modes de production et de conception, qui vise à penser toute action humaine en cohérence avec son environnement. De ce principe fondateur découlent des applications à l’alimentation, au logement, au travail, à l’énergie, à l’industrie, à l’agriculture, aux transports… Par exemple, d’après l’écologie politique, dès lors qu’on ne peut pas traiter les déchets nucléaires, le nucléaire ne peut pas être alternative. Si le nucléaire n’est pas une alternative, alors il est en effet impossible de répondre à la demande actuelle. L’objectif du politique doit donc être de réduire cette demande.

L’écologie politique propose une inversion de paradigme.

La contrainte vient de notre environnement, seul facteur déterminant les choix à opérer et non l’inverse, où l’on plierait l’environnement à notre volonté.

Le XXIè siècle voit l’émergence de nouveaux designs, dans les champs du service et de l’interaction. En 1999, Anthony Dunne écrivait que,

alors que l’architecture et la conception de meubles ont opéré avec succès dans le domaine de la spéculation culturelle pendant quelques temps, des liens étroits du design produit avec le marché ont laissé peu de place à la spéculation sur la fonction culturelle des produits électroniques. Comme de plus en plus de nos expériences sociales et culturelles de tous les jours sont articulées par les produits électroniques, les concepteurs ont besoin de développer des moyens d’explorer comment cette médiation électronique peut enrichir la vie quotidienne des gens 24 24 Anthony Dunne
traduit de Hertzian Tales, Massachusetts Institute of Technology,
2005
.

Plus globalement, le designer Don Norman explique que

la portée du design s’est élargie à partir de son tropisme historique sur les artefacts vers son nouveau rôle accru dans le développement de services et d’expériences, et l’amélioration de la durabilité, la santé et l’éducation 25 25 Don Norman,
State of Design: How Design Education Must Change,
linkd.in/1kFDw25,
2014
.

La forme produite par le design est donc aujourd’hui très plurielle, très transversale. Et également en quête de sens, d’utilité sociale.

Entretien
avec Gérard
Paris Clavel

Le 2 Avril 2014
dans son atelier
à Ivry sur Seine

Qu’est-ce qui a entraîné
la dépolitisation de nos métiers ?

Les transformations techniques existent de tout temps, les machines, l’informatique… mais c’est d’abord relié à un système de relations économiques.
Il s’est trouvé que cette transformation technologique a suivi la nécessité d’un marché, basé sur une production accélérée, basé sur le quantitatif.
Cette culture est devenue une culture industrielle. A l’époque de l’artisanat, il y avait des professions identifiables, soumises à une réalité économique : des typographes, des chromistes, des retoucheurs, etc.
L’avancée capitaliste qui a provoqué une accélération des productions, des délocalisations, a fait que, dans nos métiers, cette culture industrielle s’est imposée.
A une époque, c’était l’affichiste qui donnait les idées pour les campagnes ; et puis l’annonce presse, et puis c’est devenu le commmerce ; on est passé de la réclame au logo, puis du logo au story telling. On a refabriqué du récit, révisionné l’histoire en transformant l’histoire en une espèce de folklore, en remettant en cause une certaine idée de la transmission de la pensée.
On aboutit à cette situation là : on est peu politique. Cela peut aussi être lié aux origines sociales des nouveaux professionnels. Par exemple, aux arts déco en 2011 on a 300 étudiants et 4 fils d’ouvriers. On voit bien comment la fabrication des élites a contribué à cette dépolitisation.
D’abord, la perte de métier. Auparavant, le graphiste travaillait dans une communauté professionalle et on a pu le laisser croire qu’il devenait artiste parce que ces communautés ont disparu. Mais il a hérité de tous ces corps de métier. Il doit faire la typo, le travail de gravure, et parfois sans être payé. Et tout cela avec en plus les systèmes de machine, qui permettent très vite une virtuosité de forme, qui cache souvent une pauvreté de sens. Avant, pour acquérir une certaine virtuosité, un dégradé, il fallait être passé par des années de travail et de relations humaines. C’est pas seulement l’expérience. Or aujourd’hui il y a des logiciels qui donnent la virtuosité immédiate, que tu n’as pas toi-même acquise, mais en plus ils t’empêchent de rencontrer les personnes qui auraient pu le faire. Immédiatement l’effet. Les effets remplacent les sujets de plus en plus.
On voit bien aujourd’hui dans les expositions de graphisme, les typos a tendance décoratives où le signifiant et le politique est exclu au profit d’un effet. Au détriment des images signifiantes, le sigle remplace le sens.
Nous contribuons donc à cette culture de perte de sens, d’immédiateté. C’est la culture médiatique aussi, on nous demande des logos, des sigles (des mots qui rentrent dans le langage courant, le modifient)… et la culture médiatique c’est la culture de l’immédiateté. Il n’y a pas d’origine, pas de devenir mais un présent perpétuel. Cette dépolitisation de la profession est liée aussi à la perte des luttes de corporations syndicales qui sont aujourd’hui pratiquement inexistantes.
Du coté de la jeunesse, la décrédibilisation du politique, s’ajoutant à leur origine sociale, mène à une tendance totalement apolitique par rapport à notre profession.
Il n’y a plus le risque de l’échec, plus de sujets, que des effets. Tout se ressemble de plus en plus, beaucoup de copie.
La sémiologie, la sociologie ne sont plus enseignées. Si tu intérroges des personnes sur une image, elles vont te donner une réponse avant de la décrire. On ne travaille plus les formes de représentation, il y a une crise des représentations qui fait qu’il n’y a aucun nouvel imaginaire politique possible. En plus, c’est difficile économiquement de survivre comme jeune graphiste. La culture industrielle est venue imprégner ces étudiants, et même souvent les formateurs. Il y a un recul politique de l’école.

Mais est ce que ce n’est pas le rôle de l’école, de maintenir aussi le politique en dehors pour l’égalité ?

Mais quand tu vois qu’aux Arts Deco t’as pas le droit d’afficher dans les couloirs, que c’est une école de la représentation où l’administration t’interdit de scotcher un papier quelque part, d’ouvrir ta gueule publiquement, d’échanger avec les autres… comment peut on penser faire une école audacieuse, de l’invention, du risque de l’échec, qui est le fond de notre profession : se tromper pour mieux trouver ?
Tu n’affrontes plus l’échec, tu cherches la réussite. Les jeunes ont même plus envie d’être connus que de gagner du fric. Un besoin de reconnaissance qui ronge le collectif. Le fait que le graphiste veuille absolument son statut d’artiste c’est que au lieu de considérer notre métier d’artisan dans un rapport social de production, il ne le considère que comme « capital symbolique » en tant qu’ariste, pour augmenter sa valeur individuelle. Il ne va pas chercher sa singularité dans le collectif pour améliorer le droit et la vie de chacun mais aller vers des systèmes d’exposition, qui relèvent plutôt du champ artistique.

Alors, à l’origine, qu’est ce que c’est un « graphiste » ?

Le graphiste c’est un artisan de la « communication ».

Et il créé un produit utilisé.

Bien sur, dans un cadre de production. Pas dans un champ artistique. Ce qui est intéressant d’ailleurs, on affronte un contexte et une circonstance comme œuvres. Notre œuvre était plus l’idée du parcours, de l’accompagnement des images que de la « monstration » comme le font les artistes. La plupart des graphistes ne se soucient pas du chemin de leur production mais du résultat. Or notre métier est intéressant dans l’idée que notre pensée et notre travail peuvent avoir un parcours.
Mais ce n’est pas ce qui se pratique dans les écoles. Il faut faire des super logos, des super affiches sans se soucier à aucun moment ni de sa destination sociale, ni de sa fabrication technique.
On travaille sur du numérique, mais on ignore que la plupart des rendus se feront sur le papier, que ce sera de l’offset. Personne ne sait ce que c’est qu’un trait simili combiné, ils travaillent bitmap/mode de gris ; c’est pas du tout ça.
Il y a un abandon de la technique. L’imprimerie numérique n’a pas encore gagné. Aujourd’hui tu ne peux pas imprimer des trames avec les imprimantes numérique ! il y a donc même une perte du travail et de sa technique !
A aucun moment on demande à l’étudiant d’écrire son projet, de le conceptualiser et de le partager et on ne te demande pas non plus d’en donner un descriptif technique, à défaut de pouvoir le faire. Ce n’est pas toujours essentiel, mais c’est important ! On ne te demande pas non plus ce que cela va devenir, ce qui est pourtant le minimum.

Est que ce n’est pas ce qui existe justement dans la pensée du design à certains endroits, comme à l’EnsCI, où il y a cette réflexion sur la fonction de la production? Un mode de pensée qui a été translaté vers le design industriel mais qui n’existe plus dans le vêtement, le graphisme, le cinéma ?

Bon le design c’est un peu comme la démocratie, c’est des mots creux, qui dissimulent s’il n’y a pas de contexte.
Intellectualiser, conceptualiser un sujet, c’est primordial, c’est ce qui m’a formé. Aussi de travailler avec des personnes qui font d’autres métiers, des architectes, des sociologues. La transversalité te permet de penser ton travail. L’enseignement change complètement, il y a une approche généraliste du coup. Et là on sortait de l’image du graphiste comme simple serviteur d’une image publicitaire.
Je ne prends jamais de commande qui ne requiert aucune étude mais juste une image. Je propose toujours une étude, pour pouvoir reformuler, affronter et jamais illustrer, c’est très bourdieusien la reformulation. Mais ca permet des propositions et qui inclut des propositions de restitution. Quand on me demande une affiche, ma première question c’est pourquoi vous voulez une affiche ?
Il faut être capable de proposer une relation d’échanges, une parité politique et professionnelle sur le sujet, être capable de formuler des contre-propositions : un carnet plutôt qu’une affiche, par exemple.

C’est tout un processus en réalité. C’est aussi une posture, de remettre en question ce qu’on demande, non ?

Tout à fait, c’est de dire « je m’associe à votre projet, je ne suis pas un simple fournisseur d’images ». Réfléchir à ce qui change selon la manière de proposer le sujet.
C’est ton travail de réfléchir au support mais aussi à l’économie globale du projet. Si t’as pas de fric tu peux faire des photocopies, c’est pas dégradant,
sinon tu peux faire des brochures de 200 pages. Tu fais pas ton métier si tu renvoie juste ton affiche, si tu n’apportes pas de pensée critique.
La pensée critique s’est réduite.

Ca, évidemment, c’est général, mais comment ça se fait qu’il y ait une sorte d’abdication des écoles ?

Mais comment dans une société qui va mal l’École irait bien ? Les seuls qui luttent sont ceux qui sont dans la nécessité de lutter. C’est ceux que j’appelle les avant-gardes de situation, les chômeurs… ils sont avant-garde parce qu’ils sont obligés d’inventer leur lutte. Ils ont forcément une position révolutionnaire. La perte de l’emploi te permet de donner un sens ou de prendre conscience du sens de ton emploi. Quand tu es dans le plein emploi, rien ne t’oblige à penser ce sens, tu n’as pas une conscience politique de ton travail.
Nous on a cette chance de considérer notre travail comme une activité personnelle aussi, mais c’est parfois très difficile ou remis en question par la réalité de l’emploi. C’est pour ca que l’école doit aussi te nourrir politiquement, pour te renforcer dans ton rapport au monde. Une ecole de soumission au marché ne t’apprend pas à ouvrir ta gueule au travail. Elle ne te permet pas de développer ta singularité.

Ça c’est justement le principe d’internet.

Moi je parle d’un collectif social et véritable, je vois plutôt internet comme une communauté que comme un collectif. Internet peut réduire les différences. Ce qui est intéressant dans le collectif c’est l’ouverture de tous les possibles sur un sujet. Internet n’est pas forcément cela, même s’il peut le permettre évidemment.

Oui, mais il donne un outil d’expression à tout le monde justement

Enfin, tout le monde n’a pas d’ordinateur. C’est une réalité du marché. Un papier, une feuille, tout le monde sait s’en servir. Offrir par le numérique au plus grand nombre une facilité, un nouveau matériel c’est bien et progressiste, mais si ce n’est pas suivi d’un apprentissage véritable, cela amène juste des choses complètement parachutées et téléguidées.

Mais tout le monde a l’outil, un stylo et une feuille pour écrire et pourtant personne le fait.

Je ne suis pas tout à fait d’accord. Nous sommes des corps. Il y a donc la possibilité pour tout le monde de le faire alors que pas encore sur internet, même si c’est devenu très répandu, et en plus il y a une injustice qui existait déjà dans l’héritage culturel et qui s’exprime maintenant dans l’usage des outils numérique aussi.

Tout le monde a une voix pour gueuler, un stylo pour écrire et ce n’est pas pour autant qu’ils s’en servent…

Je crois que si, tout le monde le fait. Internet, le risque, c’est la réglementation de l’outil à l’international. À la fois cela donne des perspectives inouïes pour des peuples de pouvoir s’émanciper de la censure et à la fois, pour d’autres, cela les enterre dans la norme, dans les utilisations d’usages.
Ce qui nous fait des hommes libres c’est la conscience de soi par rapport aux autres, pas la masse d’outils que tu as à ta disposition.
Problème de l’usage du numérique : on ne regarde plus que le détail, alors qu’aujourd’hui on peut même avoir la feuille format réel sur son écran, mais les jeunes ne reviennent plus à la feuille, ils restent sur le détail. Il y a quelque chose dans le rapport au corps qui change. Peut être que la machine pourra permettre avec ses évolutions un nouveau rapport physique, mais c’est limité pour le moment. Tu ne dessines plus de manière libératrice. Il faut pouvoir dominer la machine sinon, par la connaissance. Peut être que les plus jeunes pourront. Et n’auront plus un rapport compliqué, immédiat et répressif avec les nouveaux outils. Il faut pouvoir avoir une pensée de l’outil.
On n’est pas encore installés dans une maîtrise de l’outil dans le sens où tu peux le subvertir, tu le subis encore. Ces outils sont aussi fabriqués par l’industriel, tu te fais souvent plus envahir. Soit on va s’émanciper, soit on sera de plus en plus baisés, à voir !
En 76, l’EnsAD c’était politique. Aujourd’hui c’est pathétique. L’école ne se dégrade pas d’elle-même, mais parce qu’il y a une désintégration au sein de la société. Puis un changement de directeur, le renouvellement des enseignants...
La dépolitisation des étudiants, la perte du syndicalisme a contribué à la dépolitisation des écoles. Aujourd’hui la politique c’est même un truc à éviter pour les étudiants. Si tu mets 10 ou 15 étudiants politisés et cultivés historiquement dans une école, ils prennent le pouvoir, évidemment. Plus besoin d’être cent.
Le problème c’est que ces étudiants n’existent pas. Quand je suis intervenu à l’EnsAD, je me suis rendu compte qu’ils ne voulaient pas, les étudiants, se servir de leur parole. Ce que je leur demandais de faire n’était pas digne d’eux, alors ils ne l’ont pas fait. J’ai essayé de leur expliquer que l’administration n’était pas obligée de gagner.
Ce qui unifiait avant l’école c’était une pensée politique de la société, mais cette pensée ne rentre plus dans l’école. C’est devenue une école de commerce culturel. Aujourd’hui presqu’aucun ne va aller dans le service public, vers une société du partage. C’est la « com » ou l’art ; la reconnaissance personnelle avant tout.
Pour autant, je ne dis pas qu’il faut perdre le plaisir à faire ce métier. L’image est un objet intéressant ! Pour moi par exemple, je prend plus de plaisir à voir ma production sur des gens, pas signée.

Mais ça c’est un peu naif, c’est toujours une signature…

Mais non, toi peut-être et un petit groupe reconnaitront que c’est moi. Mais pour la plupart, c’est abstrait. La question c’est comment tu accompagnes tes images. La pédagogie de ton image, notamment parce que tout le monde ne comprendra pas les jeux de mots, par exemple. L’outil de pédagogie accompagne l’outil image, c’est primordial. Si je distribue un carnet, je laisse des pages blanches. Personne n’ouvre sa gueule mais au moins je leur montre qu’ils peuvent.

Je ne sais pas si tu te souviens, mais avec un groupe d’élèves politisés, on avait réagi au fait que la salle de morphostructure allait être réduite et déplacée au sous-sol. On trouvait ça assez symbolique, l’idée d’enterrer l’un des derniers restes d’échange possible entre étudiants de différents secteurs. Finalement on avait impliqué plein d’étudiants, et la plupart pas politisés. Donc il y a eu quand même ce moment de vie très fort qui avait abouti à deux semaines de grève créative.

Oui, ça c’était bien. Mais pourtant, il y a toujours actuellement un désert politique à l’école non ? Pas de syndicats, rien. Pourtant, il suffit de quelques uns, surtout pour créer un syndicat. Quelques uns qui auraient le courage d’exprimer le politique dans cette école, d’user de leur droit donner par la loi. Il leur suffirait de réclamer un local associatif, ce qu’on est obligé de leur donner. Et là ils peuvent emmerder l’administration. D’une manière heureuse, inventive, pas sectaire. Et ça, c’est la loi ! Sinon à quoi ça sert de s’être battu pour des lois, si personnes les utilisent … ?
Si, en tant qu’étudiant, tu n’as pas l’opportunité d’exprimer tes revendications dans la démocratie, tu ne le feras pas en sortant de tes études ! De même, profitez de votre statut étudiant pour rencontrer des gens, un maximum de professionnels.
On n’enseigne même plus l’histoire du graphisme, pour t’ouvrir à toutes les perspectives possibles du métier. Quels sont les profs qui travaillent sur leur propre pratique avec les étudiants ?
Et puis, il ne faut pas oublier que les profs sont défaits au niveau syndical, il n’y en a plus qui ouvre leur gueule sur ce plan. Alors, à l’ENSAD, est-ce que Ruedi Baur pourrait le faire ?
Mais il n’y a pas un problème des Arts Déco dans les Arts Déco seulement. Il faut le contextualiser. Mais quand est-ce que le monde professionnel rencontre le monde de l’école ? Jamais, et cela manque cruellement. Quelqu’un comme Nicolas Frise, qui fait un concert à PSA, il est dans la rencontre, la liaison de qualité.

Tu disais tout à l’heure que le graphiste a moins d’existence en France, qu’en Allemagne par exemple. On sent une pauvreté des sens, des signes, plus qu’en Allemagne ou en Angleterre alors que la présence syndicale politique est peut-être moins présente qu’en France.

Mais en France il y a trop de mélange, c’est très télévisuel, dès qu’il y a un espace il est piqué. C’est le bordel en réalité. Aujourd’hui l’image des villes c’est rien, c’est vide. A Chaumont, par exemple, c’est du m’as-tu-vu.
Il y a des graphistes qui sont pour les gens mais pas avec. Ils vont travailler sur la banlieue, par exemple, mais jamais aller partager leur travail avec les jeunes de ces banlieues, justement !
Enfin, l’ensemble de mon travail tourne autour de cette idée-là : rappeler ce qu’il s’est passé et impliquer ceux qui y ont pris part.
Concernant les jeunes graphistes, il y a un risque d’opportunisme flagrant concernant la politique. Ils peuvent se servir et instrumentaliser un capital symbolique. C’est très Chaumont ça ; être trop gentil, rendre tout le monde aimable. Il faut choisir un camp, sinon tu fais du business culturel, tu n’es pas réformiste. C’est comme si la radicalité n’était plus nécessaire. Mais radical ce n’est pas être sectaire ! cela ne t’empêche pas de faire un travail de qualité. Par contre c’est un choix de vie, c’est très dur d’être entre deux. Sinon tu es très vite renvoyé au statut de marginal.

Mais, de toute façon, il n’y a pas d’alternative entre le choix de la lutte et la complaisance de l’esthétique publicitaire qui est aujourd’hui le principal but des étudiants des écoles d’art. L’alternative n’est pas du tout présentée.

Je me souviens d’une conférence au terme de laquelle un étudiant me dit : «c’est formidable votre boulot mais c’est pas un peu dangereux pour une carrière ?». Je n’y croyais pas. C’est ce que je lui ai dit : que j’étais bien dans une école d’art mais pas dans une école de commerce. Ils me collent une étiquette de héro, alors qu’en réalité tout le monde peut le faire. C’est comme coller un papier dans les couloirs des arts déco… 

Extrait
de L’être et l’écran
de stéphane vial

À la Renaissance, le rouet à pédale installé à l’extérieur de la maison s’active dans le grincement tranquille et régulier des engrenages de bois, librement rythmé par le pied ou la main de la fileuse, dans une ambiance sonore calme, inférieure ou égale au souffle du vent dans les arbres voisins ; le contact du corps avec la laine et le bois, matériaux vivants, procure un sentiment de continuité charnelle avec la nature ; la roue de moulin tourne en suivant le mouvement naturel de l’eau, dont on entend le clapotis, tandis que la scie hydraulique suit mécaniquement ses ondulations, non sans émettre quelques crissements aigus ; à l’horizon, le paysage visuel n’est guère transformé par tous ces gestes techniques et les installations qu’ils impliquent. Nous sommes à la Renaissance, et nous faisons là une expérience-du-monde dont la qualité phénoménale est conditionnée par un système technique prémécanique peu intrusif. Telle est l’ontophanie éotechnique.
Trois siècles plus tard, sur le site d’une mine de charbon, la force de la vapeur soulève d’énormes pistons métalliques qui redescendent aussitôt afin de frapper le sol, dans un vacarme assourdissant ; la chaudière dégage une chaleur importante et moite tandis que le ciel s’obscurcit de fumée noire en raison de la combustion du charbon, dont l’odeur se répand à plusieurs centaines de mètres ; une fois lancée, la machine impose sa cadence brutale et systématique, comme dans les locomotives dont on entend au loin le sifflement caractéristique ; le contact prolongé du corps avec le métal, matériau froid et inerte, provoque un sentiment d’inquiétante étrangeté et rend ces longues heures de travail dépersonnalisantes ; sur la ligne d’horizon, la silhouette des pistons et des longues cheminées se découpe dans le ciel et dessine un nouveau paysage. La qualité phénoménale – c’est-à-dire perceptive – de cette expérience-du-monde est bien différente de celle possible à la Renaissance. Elle est conditionnée par le premier système technique industriel. Telle est l’ontophanie mécanisée.
Deux siècles après, sur un écran artificiel qui diffuse une importante quantité de lumière, le micro-ordinateur affiche des fenêtres, des icônes et des menus offerts à l’interaction ; stimulés par l’image, nos yeux restent fixés pendant des heures sur cet objet silencieux, posé sur une table et nécessitant de rester assis à l’intérieur d’un espace bâti ; de temps en temps, de jolis sons stéréotypés sont émis par la machine pour avertir d’un message ou d’un événement ; les mains et les yeux sont constamment sollicités et, grâce à leurs nombreuses interactions avec le système, une immense quantité d’informations peut être traitée dans une même journée, rendant les tâches laborieuses toujours plus rapides et efficaces, et les activités oisives et ludiques toujours plus spectaculaires et attractives ; difficile de dire quel temps il fait dehors ou ce qui se passe aux alentours, tant l’objet invite à l’immersion ; l’information peut cependant être recherchée sur le Web, ou sur le téléphone mobile voisin, posé sur la même table et lui-même constitué d’un écran, de taille plus réduite ; le contact avec le paysage n’existe plus de manière directe, excepté dans les images numériques proposées en fond d’écran ; des interactions en réseau permettent cependant de rester en contact permanent avec des correspondants, dont les messages affluent sur Twitter ou Facebook. Voilà à quoi ressemble l’expérience-du-monde possible à l’heure numérique, lorsque les conditions d’exercice de la perception sont conditionnées par le système technique numérique. Telle est l’ontophanie numérique 26 26 Stéphane Vial
L'être et l'écran
Presses Universitaires de France,
2013
.

L’alternative

L’âge du post-outil

Il me semble nécessaire à présent de proposer une définition du numérique.

De la même manière que nous avons vu comment le design s’est peu à peu abstrait et détaché de la matérialité, le phénomène numérique s’est peu à peu singularisé de l’outil informatique.

Réel et virtuel

On représente souvent le numérique comme le terrain d’un monde virtuel.

Mais cette approche se révèle très péjorative. En opposant le virtuel à un monde bien réel, celui où vivent les vrais gens, on en fait un monde irréel, qui n’a pas d’existence tangible, qui est impalpable. L’ignorance de la classe politique est criante à cet égard,révélée notamment lors des tentatives de régulation législative :

Ne soyons pas naïfs : nous savons que ce que nous décidons dans le monde virtuel d’internet a des implications profondes dans le réel. Nous savons qu’il n’est pas bon de se laisser aller à l’illusion d’un monde parallèle où rien ne pèse, où triompherait l’insoutenable, l’excessive légèreté du Net 27 27 Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture de la Communication, discours prononcé devant l’Assemblée Nationale en deuxième séance du 22 septembre 2009 .

Le virtuel est une idée, une représentation d’un potentiel ou d’un imaginaire éventuellement amené à se produire dans le réel. Or, le phénomène numérique est fondamentalement ancré dans le réel.

C’est une économie majeure, qui rémunère des millions de travailleurs à travers le monde. C’est aussi un levier politique d’ampleur qui permet à des millions de protestataires de se synchroniser pour parvenir à renverser des dictatures.

Les fondateurs de The Pirate Bay 28 28 Plateforme majeure d’échanges de fichiers de téléchargement en Torrent.
thepiratebay.se
, lors de leur procès en Suède en 2009, avaient expliqué se refuser à employer l’expression IRL (In Real Life) –pour qualifier les activités qui n’ont pas lieu via internet– et lui préférer AFK (Away From Keyboard). Ils considèrent que les échanges qu’ils ont sur internet font partie de la vie réelle, et se concentrent donc sur la différence spatiale induite par l’ordinateur et la présence ou non d’un clavier pour distinguer les deux types d’interactions sociales.

Dans cette logique, Philippe Quéau rappelle qu’à

la différence du potentiel, qui est peut-être, dans le futur, le virtuel est présent, d’une manière réelle et actuelle, quoique cachée, souterraine, inévidente 29 29 Philippe Quéau,
Le virtuel : Vertus et vertiges,
Editions Champ Vallon,
1993
.

Le virtuel fait donc partie du réel mais ses manifestations ne sont pas forcément tangibles.

Numérique et littératie

L’étude du numérique passe avant tout par le champ de la linguistique. Historiquement, le numérique est introduit par la nécessité de créer un langage homme-machine. Lire, écrire, compter. La machine reçoit d’abord une requête, l’analyse et la comprend. Elle procède alors à un calcul, puis répond que la requête a été effectuée. Stéphane Vial y voit

une suite logique dans le processus historique de la machinisation : après la mécanisation du travail corporel, la numérisation du travail mental 30 30 Stéphane Vial,
L’être et l’écran,
Presses Universitaires de France,
2013
.

Étymologiquement, le numérique –digital en anglais– est le langage des nombres, ces fameux 0 et 1 du système binaire. Le numérique est une ontophanie de la matière calculée. Or, avec ce nouveau langage nait le besoin d’une nouvelle alphabétisation, une littératie numérique. D’abord simplement dans le but de découvrir les langages informatiques, leurs écritures propres, leur syntaxe. Ensuite, pour en apprendre les usages. Sophie Pène, membre du Conseil National du Numérique lie cette littératie à une potentialité d’inclusion de la société, c’est-à-dire l’opportunité de réduire la fracture culturelle et générationnelle induite par la confrontation aux outils informatiques, en s’appuyant sur la définition qu’en donne l’OCDE :

l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités 31 31 La littératie à l’ère de l’information,
Rapport final de l’enquête internationale sur la littératie des adultes,
OCDE,
2000
.

Dans les écoles, il semblerait donc évident que le numérique fasse l’objet d’une éducation spécifique. Trivialement, pour aborder la question de la protection des données personnelles, de la sécurité, du tri de l’information, mais aussi pour appréhender la pensée nouvelle qu’implique le numérique en tant que matière programmable.

Informatique et numérique

On confond régulièrement informatique et numérique. Cette perception très répandue contient le phénomène numérique dans un bocal, derrière la vitre de l’écran. C’est un outil de plus, certes très performant, qui vient compléter l’habitus, l’existant. Une telle idée permet de nier la transformation massive et générale opérée par le numérique. C’est en fait pointer la différence entre informatique et numérique. Milad Doueihi explique comment de branche mathématique, l’informatique est devenue une science autonome, puis une industrie.

Fait unique, elle est également devenue, depuis au moins une vingtaine d’années, une culture. Et c’est bien cette spécificité culturelle, cette orientation sociale qui caractérise et en fin de compte définit en quelque sorte le numérique. Mais, bien plus qu’une simple association avec une notion vague de la culture, le numérique nous montre quelque chose d’essentiel et qui a été occulté : la culture est avant tout partage 32 32 Milad Doueihi,
Qu’est-ce que le numérique?,
Presses Universitaires de France,
2013
.

Le numérique est, en quelque sorte, une évolution de l’informatique, une conséquence. Quand l’informatique désigne un outil, qui assiste l’homme dans ses tâches, le numérique désigne une conscience nouvelle de notre environnement.

Nouvelle matérialité

Le numérique s’approcherait donc d’une sorte de trame transcendantale qui bouscule tout acte créatif dès lors qu’il est opéré en conscience de l’ontophanie numérique. La conscience de la suppression des distances, de l’instantanéité des échanges, de la décentralisation de la connaissance, c’est-à-dire ce à quoi n’importe qui est confronté en ne passant ne serait-ce que dix minutes sur internet, modifie définitivement toute la perception qu’un individu peut avoir du monde. En conséquence, la matérialité numérique est très polymorphe, puisqu’elle peut s’inscrire dans toute chose.

Comme autrefois la fonte et le fer, la matière calculée est aujourd’hui disponible à bas coûts et en très grandes quantités, accessible à tous. C’est pourquoi elle façonne notre monde 33 33 Stéphane Vial,
L'être et l'écran,
Presses Universitaires de France,
2013
.

Pour un designer, c’est donc un matériau potentiel de plus à prendre en compte dans l’acte de conception. Le matériau numérique, comme le précise Stéphane Vial, est programmable, reproductible, jouable, réversible. Il en déduit que

la tâche du design numérique est donc celle de l’exploitation créatrice des capacités ontophaniques de la matière calculée en vue de créer de nouveaux effets de design, c’est-à-dire des effets d’enchantement factitif de l’expérience 34 34 ibid .

La fabrique d’autodidactes

Faire école

Cela fait 17 ans que je suis écolier. Mais, quand j’essaie de me souvenir de ce que j’y ai appris, je suis incapable de me souvenir des mots de mes professeurs. En revanche, je me souviens précisément de comment j’ai soudainement compris certaines notions, en réussissant à les appréhender à travers mon référentiel propre. Je comprends donc qu’enseigner, ce n’est pas transmettre un savoir, pas plus qu’apprendre n’est de le recevoir. Il s’agira plutôt de parvenir à identifier un savoir nouveau, d’en dessiner les contours, et d’estimer en quoi cela peut compléter ou modifier ce que l’on sait déjà. Tout apprentissage s’inscrit dans une cumulativité du savoir. Et tout apprentissage est un travail personnel d’intégration d’une connaissance nouvelle.

C’est notamment l’opinion d’Ivan Illich, développée à partir du début des années 70 dans son ouvrage au titre évocateur : Deschooling society 35 35 déscolariser la société, en anglais . Il va même plus loin, en s’appuyant sur les apprentissages dits tacites acquis par tout individu dès sanaissance, en dehors de tout cadre académique. Illich imagine une dissolution de l’école tout au long de la vie, grâce à une société organisée pour le partage de connaissances. Il explique qu’apprendre

est de toutes les activités humaines celle qui requiert le moins l’intervention d’autrui et qui ne se prête pas à la manipulation ; nous ne tenons pas notre savoir, à proprement parler, de l’instruction imposée. Ce serait bien plutôt l’effet d’une participation sans contrainte, d’un rapport avec un milieu qui ait un sens 36 36 Ivan Illich,
Une société sans école,
Seuil,
1971
.

Quarante ans plus tard, il est troublant de voir à quel point les textes d’Illich restent modernes. Et comment ils prennent une nouvelle dimension à travers l’émergence d’internet et particulièrement de la culture numérique. Qu’est donc internet si ce n’est un milieu qui a un sens, dans le quel on participe sans contrainte ? Une filiation évidente se dessine quand Pierre-Antoine Chardel écrit qu’il faut

créer de nouveaux rapports entre l’homme et ce qui l’entoure qui soient sources d’éducation 37 37 Pierre-Antoine Chardel,
La métamorphose numérique,
Éditions Alternatives,
coll. Manifestô,
2013
.

On est ici très proche des théories constructivistes de Jean Piaget, qui théorisent dès 1923 une reconstruction de la réalité perçue par chaque individu comme processus d’acquisition de connaissances.

Bernard Stiegler remonte encore plus avant dans l’origine de la pensée d’une génération individuelle du savoir, en expliquant que

Platon dit que ce qui fonde un savoir authentique est une anamnèse, et l’anamnèse est la condition de la pensée par soi-même : on ne peut penser que ce qu’on a pensé soi-même et par soi-même ; on ne peut rien recevoir de l’extérieur en termes de savoir. C’est pourquoi Socrate est la matrice de tout enseignant : parce qu’il est un maïeuticien 38 38 Bernard Stiegler,
L’École, le numérique et la société qui vient,
Mille et une nuits,
2012
.

N’y aurait-il pas une part d’autodidacte dans tout élève? L’apprenant s’enseigne à lui même, sur la base de son expérience personnelle, de vie, et sur la base du matériau que lui fournit l’enseignant. L’enseignant guide l’apprentissage, oriente vers les sources de savoir, met en exergue telle ou telle idée. Mais c’est le processus d’intégration, opéré ou non par l’élève, qui génère éventuellement la connaissance.

Le rôle du professeur devrait d’avantage consister à donner les outils à l’élève pour qu’il puisse apprendre en toute situation. C’est donc un professeur dans un rôle de coach et où le but n’est plus d’apprendre, mais d’apprendre à apprendre.

Le fait que les habitants des pays riches ne s’instruisent guère par eux-mêmes ne constitue pas une preuve du contraire. C’est plutôt une conséquence de la vie dans un environnement où, paradoxalement, ils ne trouvent presque rien à apprendre, dans la mesure où leur milieu est en grande partie programmé 39 39 Pierre-Antoine Chardel,
La métamorphose numérique,
Éditions Alternatives,
coll. Manifestô,
2013
.

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Ce raccourci clavier, je l’ai fait des milliers de fois. Sur n’importe quelle page web, il permet d’afficher le code source. C’est-à-dire la structure de la page, et son contenu : le HTML ; la feuille de style qui définit l’apparence : la CSS ; les scripts qui gèrent l’interactivité et les fonctions asynchrones : le JavaScript. De cette manière, en comparant les similitudes d’un site à l’autre, en reproduisant des bouts de code, en modifiant les variables, en inversant les déclarations, j’ai appris à coder. Coder, ce n’est pas savoir faire un site. Il s’agit plutôt de comprendre la logique systémique qui sous-tend la relation homme-machine. Une imbrication de règles, de conditions, et surtout de plusieurs langages très différents, qui se complètent, parfois, entrent en conflit, souvent. Stéphane Vial rappelle très justement qu’il

est impossible de coder sans engendrer des bugs, même si, après coup, ceux-ci peuvent tous être corrigés. Le bug est consubstantiel à la matière calculée. En d’autres termes, la matière numérique est nécessairement une matière qui achoppe, qui trébuche, qui chute 40 40 Stéphane Vial,
L'être et l'écran,
Presses Universitaires de France,
2013
.

Je me souviens d’une affichette accrochée sur la porte de l’atelier de morphostructure à l’EnsAD pendant plusieurs années, qui nous invitait à expérimenter sans avoir peur de nous tromper, privilège rare qu’accorde l’École en opposition au monde du travail.

Bénis soient mes échecs !
Je leur dois tout ce que je sais.
— Emil Michel Cioran

Pour autant, cet adage ne fait pas toujours unanimité, comme me le rappelle Gérard Paris-Clavel :

Mais quand tu vois qu’aux Arts Deco t’as pas le droit d’afficher dans les couloirs, que c’est une école de la représentation où l’administration t’interdit de scotcher un papier quelque part, d’ouvrir ta gueule publiquement, d’échanger avec les autres… comment peut on penser faire une école audacieuse, de l’invention, du risque de l’échec, qui est le fond de notre profession : se tromper pour mieux trouver ? Tu n’affrontes plus l’échec, tu cherches la réussite.

Convenons d’abord que, chaque page web étant ouverte et son code source librement accessible et reproductible, éditable, voire souvent commenté pour expliciter les choix techniques, chaque page web peut devenir une leçon de code, par l’exemple.

Convenons ensuite que l’erreur est une composante indissociable de la matière codée.

Nous voyons ainsi comment l’apprentissage, la transmission et le partage sont inscrits au plus profond de la culture numérique, dans sa matérialité même, dans son fonctionnement, jusque dans ses défauts.

Il n’est donc pas étonnant que tous les développeurs les plus talentueux expliquent que le code ne leur a jamais été enseigné. Paradoxalement, il semble difficile d’enseigner le code tant c’est une démarche personnelle, un rapport individualisé que l’on entretient à la littérature algorithmique. Il faut d’abord en appréhender la logique particulière puis prendre des libertés qui définiront son style individuelle. Il y a toujours plusieurs manières de coder une même fonctionnalité ou un même affichage. Visuellement, le résultat est souvent transparent, mais c’est un enjeu pour tout codeur de trouver le moyen le plus simple, le plus évident, le plus joli. D’où l’importance, dans l’enseignement du code, de proposer des moyens d’appropriation de la logique algorithmique.

Le numérique comme chaînon manquant des pédagogies alternatives

Les utopies

Le XXè siècle aura été le théâtre de nombreuses expérimentations pédagogiques. J’en ai déjà introduites plusieurs, mais je souhaite revenir plus en détail sur leur chronologie.

Tout d’abord, les grands principes fondateurs des pédagogies nouvelles peuvent remonter, nous l’avons vu, à Socrate et sa maïeutique. Cette notion lui vient de sa mère, sage-femme, et désigne l’art d’accoucher. Pour Socrate, l’enseignant doit aider l’élève à produire lui-même sa connaissance, c’est-à-dire à exprimer le savoir qu’il aura intégré.

Plus tard, au XVIIè sièce, le morave Comenius abordera l’accès au savoir sous l’angle du christianisme : lire les textes sacrés permet de se rapprocher de Dieu. Il théorise alors un accès universel à l’éducation, mais surtout une pédagogie active où l’élève est stimulé, notamment par des images.

Le début du XXè siècle voit la concrétisation des expériences les plus célèbres, les méthodes Freynet, Montessori, Dewey, Steiner, Decroly… La plupart réunis dans la Ligue Internationale pour l’Éducation Nouvelle. Ces écoles prônent l’apprentissage actif de l’élève par le faire, dans une logique de projet. On cherche alors à développer de nouvelles facultés cognitives chez l’enfant, comme le questionnement, l’hypothèse, le travail en groupe…

Je m’interroge sur l’étrange tropisme prédominant sur l’enseignement primaire. Toutes ces expérimentations vont concerner uniquement les enfants. Il faudra attendre les années 70 pour que des expériences similaires aient lieu avec de jeunes adultes, notamment à Black Mountain et à Summer Hill, respectivement derrière John Rice et Alexander Sutherland Neil. Il me semble que le rapport à des élèves plus âgés, plus affirmés dans leur personnalité donc moins influençables, plus autonomes et plus formés, est bien différent.

Les échecs

Aujourd’hui, quelques écoles privées à travers le monde se réclament des pédagogies Freynet, Montessori, Steiner, Decroly, mais la révolution n’a pas eu lieu.

J’ai demandé à Philippe Meirieu, cheville ouvrière de la réforme du collège unique au début des années 90, de me livrer son opinion sur les raisons de l’échec de ces utopies à se généraliser. Il m’adresse en retour une sorte de grille de lecture qui, selon lui, permet d’analyser la plupart de ces échecs :

on peut imaginer plusieurs hypothèses :
- la plus radicale (Pestalozzi à la fin de sa vie) : il n’y a pas d’avènement possible du pédagogique dans le politique (le politique gère des flux, le pédagogique, revendiquant l’émancipation-subversion des personnes, est condamné à la marginalité : d’une certaine manière, c’est aussi la position de Durkheim : aucune société ne pourra jamais officialiser une pédagogie qui remet en question, par définition, ses fondements en matière d’autorité) ;
- l’hypothèse marxiste traditionnelle : impossible de changer la superstructure éducative si l’on ne touche pas à l’infrastructure économique ;
- l’hypothèse institutionnaliste (dont Illich était proche) : les institutions se pérennisent naturellement en s’enkystant dans des formes qui fonctionnent au moindre coût (ici, la « forme scolaire », cf. Guy Vincent) ;
- l’hypothèse des militants pédagogiques : les modèles alternatifs ont manqué de forces militantes et n’ont pas su s’entendre (cf. L’échec de le Ligue Internationale de l’Education nouvelle) ;
- l’hypothèse instrumentaliste : les thèses de l’Education nouvelle n’ont pas trouvé les techniques qui leur auraient permis de s’imposer.

La lecture de ce mail de Philippe Meirieu m’a particulièrement frappé. Il m’a tout de suite semblé que chacune de ces hypothèses pouvait être reliée à la prise en compte du phénomène numérique.

Nous avons déjà vu en quoi le numérique remet en question les fondements de la société en matière d’autorité. L’émancipation-subversion des personnes n’est donc plus uniquement un risque, elle existe en puissance ;

L’infrastructure économique est bouleversée. Le numérique, encore dominé par le capitalisme, tend, peu à peu, par un effet de bords, à pénétrer et développer l’économie contributive.

Le numérique permet l’émergence de structures disruptives à grand échelle. C’est une forme évolutive, elle ne peut s’ankyloser.

Le numérique est un outil de mobilisation et de synchronisation extraordinaire.

Le numérique existe à travers des techniques très puissantes et, on l’a vu, orientées fondamentalement vers l’éducation.

Je me demande donc si le numérique ne pourrait pas opposer une réponse aux échecs passés des utopies pédagogiques. Plusieurs initiatives récentes dans le domaine de l’éducation sont largement plébiscitées et créent des usages à grande échelle, en s’appuyant sur les bases de la société du partage de la connaissance. Le numérique pourrait avoir un rôle de catalyseur.

Le numérique comme catalyseur

Le philosophe allemand Hartmut Rosa présente les avancées technologiques de le deuxième moitié du XXè siècle comme

Le rêve de la modernité c’est que la technique nous permette d’acquérir la richesse temporelle. L’idée qui la sous-tend est que l’accélération technique nous permette de faire plus de choses par unité de temps 41 41 Hartmut Rosa,
Aliénation et accélération,
Éditions La Découverte,
2012
.

Rien n’échappe à cette accélération. Ainsi, le numérique précipite les crises dans le même temps qu’il facilite leurs solutions. D’un côté, les crises sont plus vite identifiées, énormément amplifiées, instantanément relayées, et aussi rapidement oubliées. De l’autre, les militants sont connectés, synchronisés, le public est plus informé. Les solutions sont crowdsourcés, c’est à dire augmentés par la multitude, à la manière du jeu fold-it qui, grâce à l’intelligence collective, a permis de mettre au jour de nouvelles formes de protéines inconnues jusqu’alors.

L’engouement pour les MOOCs 42 42 Massive Open Online Courses, cours en ligne massivement ouverts, en anglais , ces formations en vidéo proposées par des universités, a été très prometteur, avec plusieurs dizaines de milliers d’inscrits, rendant réaliste un idéal d’éducation universelle. À l’usage, il semble difficile d’être assidu depuis son ordinateur, et de respecter les rendez-vous réguliers. Il y a certainement des solutions formelles à trouver, mais la demande est là.

Sur le même principe, une autre innovation commence à s’implanter, il s’agit du principe de classe inversée. Plutôt que de faire la leçon en classe, puis de la vérifier avec des devoirs faits à la maison, la classe inversée consiste à publier de courtes vidéos de cours que l’élève visionne chez lui, dans les transports, sur son téléphone ou son ordinateur, plusieurs fois s’il le désire, lui de faire les exercices collectivement en classe. Xavier de La Porte explique que

ça change surtout ce qui se passe à l’intérieur de la classe. La classe devient le lieu des questions et de la mise en pratique. Un lieu d’activité. En petit groupe. Dans un rapport direct entre l’enseignant et les élèves. Ce qui permet aux enseignants d’identifier beaucoup plus vite ceux qui n’ont pas compris (et qui arrivent à se cacher dans un dispositif de classe traditionnel). D’où un constat : l’expérience […] profite le plus aux élèves en difficulté 43 43 www.internetactu.net/2013/10/21/lecole-inversee-ou-comment-la-technologie-produit-sa-disparition .

Plus extrême encore, l’expérience du chercheur indien Sugata Mitra est passionnante. En 1999, il installe un premier hole in the wall 44 44 trou dans le mur, en anglais dans un bidon-ville de Delhi : un ordinateur en accès-libre, sur lequel les enfants peuvent interagir et avoir accès à des contenus pédagogiques. Les résultats sont saisissants. Ces enfants, qui n’avaient pour la plupart jamais touché un ordinateur, apprennent seuls à s’en servir et commencent à se former à de nouveaux savoirs. L’expérience a été renouvelé avec toujours la même succès. En 2013, Mitra a reçu le prix TED pour développer son projet SOLE, qui prône un apprentissage apprentissage avec un minimum d’intervention extérieure 45 45 Minimally Invasive Education (MIE) , et a déjà installé sept classes autonomes en Angleterre et en Inde, où les élèves évoluent seuls avec des ordinateurs, encouragés par des apparitions régulières de personnes âgées en vidéo conférence.

Je constate qu’il n’y a pas de nouvelles théories pédagogiques avec le numérique. Les idéaux sont les mêmes et les principes fondateurs sont identiques. Mais le numérique pourrait permettre de réussir là où les utopies ont échouées.

Produit fini/logique systémique

Un aspect fondamental du numérique est son inhérente instabilité. C’est un univers en mouvement permanent. Du fait de l’évolution des technologies, d’abord. La plupart des langages informatiques utilisés y a dix ans ne sont plus employés. On ne pas en dire autant de l’imprimerie, par exemple. Le numérique favorise donc l’émergence de formes ouvertes, qui opposent diachronisme et synchronisme. Facebook existe depuis 2004, mais le Facebook d’aujourd’hui n’est pas le Facebook d’il y a dix ans.

On doit donc considérer la matière numérique comme un work in progress, incompatible avec le produit fini. Cela pose la question de l’apprentissage de cette forme mouvante. Le professeur ne que de peu de constantes sur lesquelles baser son enseignement. Alors que peut-il enseigner ? Il s’agira plutôt d’une sorte d’éthique, sorte de meta-design où sont co-conçus les outils de la démocratie. La compréhension et l’anticipation des systèmes comme méthode de création.

Le numérique comme lecture des enjeux de société

Le numérique comme mise à jour

En s’intéressant aux discours sur le numérique, on distingue deux partis principaux. Les enthousiastes, qui constatent que le numérique change tout, et s’en réjouissent. Les sceptiques, qui constatent que le numérique change tout, et s’en alarment. C’est le principe de l’imaginaire, qui circule entre deux polarités opposées, pour rester en tension. Bernard Stiegler parle à ce propos de Pharmakon, c’est à dire la fusion entre le poison et le remède, symptôme fréquent de la société du XXIè siècle.

Dans les deux cas, la même certitude d’un changement radical. On ne compte plus les articles et les ouvrages qui traitent de la révolution numérique. J’ai demandé à Xavier de La Porte 46 46 Animateur de Place de la Toile sur France Culture, émission hebdomadaire sur les cultures numériques. Rédacteur en chef de Rue89 et de la revue VACARME s’il était possible de démontrer ce changement. Selon lui, cette transformation n’est pas forcément aussi certaine, ou aussi globale que l’on peut l’entendre. En tous cas, elle est difficile à démontrer. La crise démocratique, par exemple, prend racine bien avant l’arrivée du numérique.

Je considère pour autant que les modifications cognitives et relationnelles, qui existent au moins en puissance —je peux obtenir la réponse à n’importe quelle question instantanément, je peux voir quelqu’un en direct à n’importe quel endroit…—, ont des conséquences très fortes dans le rapport à la société en générale, et à la démocratie en particulier.

Le mouvement des anonymous constitue un exemple intéressant de nouvelle forme d’engagement. Étant anonyme, il n’y a pas d’individualité de l’engagement. L’action de chacun devient l’action d’un seul, sorte d’activiste universel. C’est d’autant plus troublant que leur action, dirigée par l’idéologie hacker, navigue entre clair et obscur, prétendant lutter pour la transparence, mais dans une pratique du secret, de l’underground.

Nous avons vu comment les institutions sont remises en question par la conscience numérique. La notion de propriété est aussi révisée. D’abord par la numérisation du monde. La disparition lente des supports physiques des oeuvres culturelles nécessite une confiance nouvelle envers l’existence lumineuse et immatérielle de ce que l’on continue pourtant d’acheter. Ensuite par les licences libres, qui inversent le paradigme de l’auteur dans une logique d’économie de la multitude.

C’est ce qui m’intéresse, la capacité du numérique à générer une critique de la société. Particulièrement quand cette critique peine à émerger de ses émetteurs traditionnels que sont la politique, les médias et les arts.

Design critique

À la fin des années 1960, un mouvement de design italien entend s’opposer au good design, alors devenu académie. La Période Radicale déplore la banalisation due à l’industrialisation de la production et cherche à intégrer des formes d’utopie dans la création. Marqué par une forte conjoncture entre design et architecture, ce mouvement prendra corps à travers l’exposition Superarchitettura en 1966, puis par la création de deux studios de design en italie, Archizoom et Superstudio.

C’est dans cet esprit que Victor Papanek a développé sa pratique du design. Cet autrichien émigré aux États-Unis défend très tôt l’idée que le design doit être au service de l’amélioration de l’environnement des individus. À ce titre, il s’intéresse particulièrement à l’anthropologie et poursuit un travail qu’on peut qualifier de design social, ou d’écodesign. En ce sens, Papanek considère que l’esthétique d’un design importe peu. Ce qui compte, c’est son utilité sociale, ce qu’il créé au contact des usagers.

Je répète une fois de plus, que nous ne pouvons pas rester assis dans nos agences capitonnés de New-York et de Stockholm à dessiner des choses pour eux et pour leur bien [...]. La plupart des problèmes du tiers- monde devront être résolus sur place. L’art du design ne doit pas servir l’orgueil des nantis ni l’enrichissement des entreprises 47 47 Victor Papanek,
Design pour un monde réel,
Mercure de France,
1974
.

À la fin des années 1990, un concept proche voit le jour à travers le design critique, développé par Anthony Dunne. Le design critique propose

une approche qui utilise le design de produits électroniques conceptuels comme moyen de provoquer une réflexion complexe et sensée sur l’environnement artificiel ubiquite, dématérialisé et intelligent que nous habitons 48 48 Anthony Dunne,
traduit de Hertzian Tales,
Massachusetts Institute of Technology,
2005
.

La forme d’un design serait capable de générer chez son usager une réaction susceptible d’éveiller sa conscience, en le confrontant à un questionnement.

Indirectement, la notion de design responsable semble prendre tout son sens avec la matérialité numérique. Le numérique est un médium de contestation par essence, vecteur de relation humaine, et dédié au partage de sens. En cela, la définition du design proposée par Alain Findeli est particulièrement juste :

La finalité du design est d’améliorer ou au moins de maintenir l’habitabilité du monde dans toutes ses dimensions 49 49 Alain Findeli,
Searching For Design Research Questions : Some Conceptual Clarifications, in Questions, Hypotheses & Conjectures : discussions on projects by early stage and senior design researchers,
Bloomington, IN : iUniverse,
2010
.

De la même manière que la matière numérique utilisée dans le design d’interaction permettrait au designer de se réaliser dans l’ambition de transformer la société, je constate que le numérique permet, plus que tout autre matériau, de parvenir aux fins du design : améliorer le monde. Il contribue à une nouvelle évolution dans la définition du design, plus globale, qui consiste à formuler des solutions aux problèmes de la société. C’est notamment ce que développe John Kolko au Austin Center for Design :

le Austin Center for Design existe pour transformer la société à travers le design et l’éducation au design. Cette transformation se produit à travers le développement d’une connaissance du design dirigée vers toutes les formes de problèmes sociaux et humanitaires50 50 Page d’accueil de www.ac4d.com .

La forme produite n’est donc pas un objet, mais n’en est pas moins tangible. Kolko enseigne d’abord comment identifier les wicked problems 51 51 Problèmes épineux, en anglais , qu’il considère abandonnés par les pouvoirs publics, et de prototyper des systèmes innovants qui permettent d’en solutionner tout ou partie.

Ce sont les problèmes —pauvreté, durabilité, égalité santé, et bien-être— qui gangrènent nos villes et notre monde et qui touchent chacun d’entre nous. Ces problèmes peuvent être atténués à travers le processus du design, qui est une approche intellectuelle qui met l’accent sur l’empathie, le raisonnement abductif et le prototype rapide 52 52 John Kolko,
traduit de Wicked problems,
wickedproblems.com, 2012
.

En réfléchissant ainsi, on voit comment le design peut faire politique. J’ai interrogé Sophie Pène sur ce lien, et elle m’a orienté vers le travail de César Harada. Diplômé des Arts Déco, il se définit comme inventeur, environnementaliste, entrepreneur. Il développe depuis plusieurs années le projet Protei, un prototype de bateau-robot autonome, utilisé à des fins de recherche et de dépollution océanographiques. Alimentés par capteur solaire, propulsés par le vent, ces drones de mer forment une alternative avantageuse aux techniques habituellement utilisées. Bon marché, rapide à déployer et très efficace. Je trouve cette initiative très significative de la transformation en cours. D’abord parce qu’elle relève profondément du design. Le 20 avril 2010, la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon de la compagnie BP explose dans le Golfe du Mexique, entraînant la plus grande marée noire accidentelle de l’histoire. Devant l’incapacité de BP et des autorités à endiguer la fuite, César Harada et son équipe commencent à mettre au point les premiers prototypes de Protei. Les résultats, une coque entièrement flexible au lieu d’un gouvernail, pour améliorer la directivité et permettre de mieux remonter le vent, sont très prometteurs. L’ambition affichée de pouvoir intervenir sur des fuites de pétrole, sur les déchets de plastique, sur la radioactivité, ainsi que de mener des relevés océanographiques répond à un enjeu social majeur, celui de la préservation et de la connaissance de notre environnement, et formule une solution.

Test d’un prorotype de Protei

Protei

La réponse technologique apportée est une refonte complète de l’existant, et fait preuve d’une économie de moyens considérable. L’ensemble des sources et des étapes de production sont librement mis à disposition dans une logique d’open hardware, technologie ouverte, qui permet à plusieurs équipes autogérés à travers le monde de contribuer à l’évolution et l’amélioration du projet. Les navires sont connectés, communiquent les données collectées par leurs capteurs et sont contrôlables et synchronisables à distance. La matière numérique ainsi accumulée est ensuite exploitée et publiée pour contribuer à agir plus efficacement et préserver les océans. Un problème de société, une réponse par le design, augmenté/réalisée par la matière numérique, telle est la nouvelle ontophanie du politique : disruptive, décentralisée, partagée.

Comme nouvel âge politique

Au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, l’Europe, en ruines, doit être reconstruite. De nouvelles valeurs universelles doivent être instituées en réponse à un monde en quête de sens. C’est l’âge d’or de la politique, qui verra son aboutissement dans la construction européenne : utopie sociale fondée sur une volonté de paix, rapidement fondue en union économique.

C’est aussi le développement et l’internationalisation des droits de l’homme avec la Déclaration universelle de 1948. À ce moment, la politique est porteuse de solutions, d’espoir et de renouveau. Plus de soixante ans plus tard, la hausse constante de l’abstention aux élections montre que la démocratie représentative s’est usée. Plusieurs études 53 53 www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/ montrent qu’une majorité de citoyens ne comptent plus sur la politique pour générer le changement. Dans cette esprit, et avec le recul, le slogan de campagne de François Hollande en 2012, « Le changement c’est maintenant », est intéressant. L’intention affichée, surement sincère, était d’incarner un changement de société, en faisant notamment de la finance folle son ennemie. L’histoire montre que, même élu à la majorité absolue du suffrage universel direct, investi des plus hauts pouvoirs de la république, doté des moyens de l’État, de changement il n’y eut guère. Deux ans après, la déception est grande chez ses électeurs, comparable à celle qui toucha les partisans de Barack Obama en 2008. Confrontés à cette réalité, les citoyens intègrent peu à peu que le changement du politique ne viendra pas de la politique, incapable de laisser émerger la disruption. Or, ces dernières années, la disruption, à travers le numérique, réussit à imposer des modèles nouveaux, principalement dans l’économie : airbnb pour l’hôtellerie, uber pour les taxis, ebay pour la vente…

Mais d’autres domaines pourraient être concernés par la créativité inhérente à la matière numérique. L’affaissement de la représentativité a donné naissance à l’émergence d’une volonté d’agir directement, appuyée par l’attribution de moyens nouveaux d’expression et de mobilisation que nous avons vus plus haut. Dans cette volonté s’exprime l’idée que le changement doit avoir lieu au niveau des individus, pas des institutions, et que le comportement de chacun peut incliner celui de l’ensemble.

Les idéaux de la démocratie participative prennent vie d’eux-mêmes.

Ici encore, je vois un lien évident avec les théories de l’écologie politique, dans la volonté de proposer une inversion de paradigme, ce que Thomas Kuhn appelle une révolution copernicienne. Ainsi, les questions numériques échappent également à un prisme d’analyse du spectre politique droite/gauche. Comme le souligne David Golumbia dans un récent article, les effets du numérique sont théoriquement plutôt de gauche : déstabilisation des hiérarchies, démocratisation, décentralisation…

Pourtant, les gauches sont aujourd’hui dispersées, presque édentées dans les démocraties les plus avancées. Si les technologies de communication numériques promeuvent les valeurs de gauche, pourquoi leur propagation coïncide avec une telle déclin des réussites politiques de la gauche 54 54 Victor Papanek,
Design pour un monde réel,
Mercure de France,
1974 David Golumbia, Cyberlibertarians, Digital Deletion of the Left,
Jacobin,
www.jacobinmag.com/2013/12/cyberlibertarians-digital-deletion-of-the-left/,
2014
?

Golumbia explique comment le solutionnisme numérique sape le pouvoir politique, en déplaçant la capacité d’action. Il prend appui sur la mouvance libertarienne qui prône le respect absolu de la liberté individuelle, au détriment de la souveraineté de l’État.

Sans rejoindre l’auteur sur cet extrême libertaire, force est de constater qu’au moment où l’humanité prend conscience de la finitude de son monde, le numérique ouvre les portes d’un espace infini à designer. Les questions ainsi posées nous donnent l’opportunité de reformuler les réponses sur lesquelles nos sociétés se sont fondées. C’est une grille de lecture alternative basée sur une éthique et des valeurs nouvelles, vraisemblablement mieux à même de répondre aux enjeux de nos sociétés contemporaines.

Faire société

J’appartiens à la génération à laquelle il incombera de mettre en pratique une transformation profonde de nos usages, de notre rapport à notre umwelt et donc à notre société.

La tâche qui est la nôtre, c’est de réussir à intégrer l'homme et la femme, car la confrontation qui jusqu’ici a été la règle n’est plus une solution. Les écoles publiques doivent affirmer leur mission de service public en formant les générations de créateurs, d’innovateurs, d’activistes, indispensables à la mise en oeuvre de ces changements.

En ce sens, elles doivent ouvrir leurs murs pour participer de la société du bien commun où le savoir, partagé en puissance, est le carburant d’une insurrection nécessaire.

Dans le rapport de force marchand de notre société, il sera salutaire de former la posture du designer, pour tendre vers un design de l’énergie des foules. A nous d’inventer les plateformes systémiques, ouvertes, qui donneront à chacun la possibilité d’améliorer le monde.

A travers un nouveau processus civilisateur disruptif, nous donnerons du relief aux constructions sociales horizontales et nous affranchirons de l’institution pour développer une logique d’échange pair à pair, entre les citoyens.

Un nouveau post modernisme peut voir le jour, qui s’inscrira dans une conscience du long temps, une sorte de présentéisme prospectif alimenté par la collaboration.

Le changement, et surtout la conscience de sa nécessité, ne s’obtiennent pas aisément. J’ose simplement formuler aujourd’hui l’espoir qu’une évolution générale prochaine viendra confirmer mes intentions. D’ici là, il ne faudra pas être surpris si ce combat est mené par des hommes et des femmes isolés, sans appuis. C’est ainsi que tout changement commence.

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La littératie à l’ère de l’information,
Rapport final de l’enquête internationale sur la littératie des adultes,
ODCE,
2000

Remerciements

Merci à Rémy Bourganel, mon directeur de mémoire.

Merci à Gérard Paris Clavel, Sophie Pène, Xavier de La Porte
et Philippe Meirieu, pour m’avoir ouvert leurs portes et partagé leurs précieux regards.

Merci à Clara Gonzales pour avoir supporté depuis trois ans
le développement de cette réflexion et pour sa relecture consciencieuse.

Merci à Gérard Leruch et Frédéric Neau pour leurs précieux conseils.

Merci à ma famille pour son soutien dans les épreuves qui m'ont menées à cette réflexion.

Ce mémoire est dédié à Geneviève Gallot.